45h par semaine à bouffer de l’écran PC. Bonne nouvelle pour moi, les photons, c’est le niveau zéro sur l’échelle des calories. On remarquera, ça ne m’a pas empêché de devenir obèse du travail. Un obèse du travail du type white collar. Un type qui ne se salit jamais les mains, à part quand il renverse son café ou qu’il s’empiffre de croissants au beurre. En gros, un « sur-nourri/sous-entraîné ». Oui, même si je l’aime ce travail, je suis un type qui bosse dans un bureau aseptisé, bien odoré, décoré de fioritures urbanistiquement mignonnes. Bref, c’est pas l’exploration intergalactique. L’obésité du travail. Une maladie grave du XXIe siècle.
Les couleurs artificielles de mon écran m’emmènent aux portes de l’épilepsie. Mon téléphone sonne. C’est Luigi. Il a 2 jours de libre. Je décide que moi aussi. Parce qu’au final, le meilleur moyen d’éviter de devenir obèse du travail, c’est d’arrêter d’en bouffer. Je sors ma bucket list, et je réalise que ça fait plus de 5 ans que j’ai envie de faire la traversée Täschhorn-Dom. Par mes subtiles dons de manipulateur, j’impose mon projet en mode bulldozer (Caterpillar). Luigi n’y oppose aucune sorte de résistance.
On prévoit de monter par la Rotgrat de l’Alphubel, et d’enchaîner sur la traversée. Comme à notre habitude, on se laisse charmer par notre enthousiasme, et on projette déjà une « Intégrale des Michabels ». Imaginez le menu: on partirait de Täschalp (2’210 m), on grimperait la Rotgrat de l’Alphubel (4’206 m), pour ensuite descendre vers le Michabelbiwak (3’855 m), enchaîner le lendemain sur le Täschhorn (4’491 m), traverser sur le Dom (4’545 m), partir direction de la Lenzspitze (4’294 m), traverser sur le Nadelhorn (4’327 m), poursuivre sur le Stecknadelhorn (4’239 m), enchaîner sur le Hobärghorn (4’217 m), pour finir sur le Dirruhorn (4’034 m) et redescendre côté Saas-Fee (1’800 m). 8×4000 en 2 jours. Tout ça, au final, c’est un peu comme quand tu vas manger gastro. Plein de petits plats, du bon vin, et tu finis bien. Possible? Oui. Est-ce qu’on l’a fait? Non. On a bien tiré sur la corde durant l’été (jeun du travail oblige). On s’est bien engagés, et cette fois, on a juste envie d’avoir du plaisir sans devoir tout engloutir. Des fois, faut juste savoir s’arrêter aux préliminaires. Ca donne envie de se donner encore plus pour la prochaine fois. Parce que la montagne, c’est un peu comme la séduction. Quand tu donnes tout, elle perd son intérêt. Alors que quand t’en gardes un peu pour toi, c’est au final elle qui vient te chercher.

On prend Zoé (mon bus), on se fait une soirée bières/chips/Ovomaltine, et on fait dodo avec une mignonne Alpenblick sur le Weisshorn.


Je réalise que j’ai plus souvent dormi avec Luigi qu’avec mon propre lit à Lausanne ces derniers temps. Une bien belle climbing bromance. Parce que se comprendre sans se parler, c’est pas qu’une affaire de Barbie et Ken. C’est aussi possible avec des allumés comme Luigi. On décolle à 7h du mat, on grimpe la Rotgrat, on fait un selfie de bôfs au sommet, et on arrive au Michabelbiwak 4h plus tard.









Arrivés au bivouac, peinards-pépères, on fabrique de l’eau pour se faire une bonne platée de cornettes pesto-gruyère. Le bivouac est bourré de Suisses-allemands, et ça parle plutôt le haut-valaisan. Avec ça, même pas besoin de râpe à gruyère: notre fromage se râpe tout seul à la simple écoute de la douce symphonie de nos confrères (bougres). Une sorte de mélange à mi-chemin entre la suave brutalité linguale, et le rêche caractère du patois régional. Bref, ça fait décoller les tympans. Ultra-violence.

2h plus tard, on entend les voix (libératrices) de 2 filles françaises qui débarquent. C’est Marion Poitevin et Liv Sansoz. Beau. On va pouvoir communiquer avec des êtres humains. Elles nous demandent où on a pris notre eau. On explique qu’ici, tout à l’air gratuit (même les râpes à fromage). Il y a assez d’eau pour irriguer le Delta du Nil en période de sécheresse. Merci à la prévoyance et à l’organisation des Bourbines.
On se couche tôt car demain ça décolle si tôt qu’on pourrait presque dire tard. Parce que 2h15, « c’est aussi tard qu’il est tôt, et aussi tôt qu’il est tard » (proverbe d’alpiniste). J’essaie de fermer l’oeil, mais les goblins d’en face font un séminaire larynxo-conceptuel qui ressemble plus à une session de bûcheronnage à tronçonneuses 2-temps qu’au lyrisme des anges. Bercé par cette douce mélopée, je décide de faire le Fritz et de gentiment leur dire de fermer leurs moulins à rêcheries. Ils s’exécutent comme des petits soldats. Quel charisme. Dans une autre vie, j’étais un Fritz, c’est sûr.
2h15. Je me fais insulter par mon réveil. Liv et Marion se lèvent au même temps que nous. On déjeune 4kg de biscuits à 4, et on s’arrache. Liv et Marion, c’est des pros. En gros, elles vivent de la montagne. Nous, on vit pour la montagne. Bon, elles aussi. Mais c’est différent, surtout quand on réalise que leur rythme de croisière se situe au bord de notre pic d’acide lactique. En bref, elles partent comme des missiles soviétiques, alors que de notre côté, ça ressemble plutôt à la balistique des lances-pierres pour enfants (3-5 ans selon la notice d’emballage).
La montée de l’arête Sud du Täschhorn n’est pas dure. C’est très souvent une sorte de sente exposée, plutôt qu’une arête dans le sens valaisan/chamoniard du terme (comprendre: c’est pas l’arête du Diable). L’usage de la corde sur ce genre d’itinéraire titille mon asservissement à la déontologie alpine classique. Parce que sur un terrain aussi délité et parfois bien exposé, la pose de protections est non seulement alambiquée, mais également aléatoire. Sans compter qu’elle nous fait perdre un temps considérable. De plus, lorsqu’on est encordé sans protections, un membre de la cordée qui dévisse entraîne quasiment immanquablement l’autre dans sa chute. Ca ne met pas les statistiques de notre côté. Pas besoin d’avoir fait un post-doc en mathématiques pour comprendre: 1 connard en montagne a 1 probabilité X de chuter. En assumant que les 2 connards de la cordée ont le même niveau technique (désolé Luigi), ils ont donc la probabilité 2X de chuter. Bah oui, puisque la corde les lie (juste pour voir si vous suivez). Ajouté à ça le fait qu’il n’y a pas de protections posées… Bah voilà, CQFD: la corde est l’ennemi, et non plus l’ami (pour d’autre démonstration érudite de ce genre, veuillez appeler le 079 442 48 30).

Nos 2 cordées arrivent finalement en même temps au sommet du Täschhorn. Avec Luigi, on s’est fait péter le caisson. Une sorte de trail-running avec les grosses (je parle des chaussures). Et cette fois, le bon Dieu a mis le niveau du congèl’ sur 7 (échelle de 7).

***
5h du matin. Les étoiles brillent. Et si vite elles périssent. Périssent sous l’emprise de l’Astre sacré. Par sa suave brutalité, il efface la nuit. De ses entrailles, naît l’Aurore aux doigts de rose. Une explosion de lumière venant enrichir la palette de blanc, bleu et gris de cet univers de neige, glace et rocs. Déjà, sans prévenir, se faufile gracieusement la Gelée matinale. De sa robe enchantée, elle mord, impose tout et ne répond de rien. Telle la douceur de l’amante, son travail de séduction prépare ton doux et inévitable emprisonnement. Celui qui te rappelle que tu n’as rien à faire ici. Que la Montagne ne se conquière pas, qu’elle tolère juste ta présence.

Aussi, de loin comme de près, se glisse le Silence, acclamant par sa musique le désespoir du possible, comme l’espoir de l’impossible. Le Silence. Celui qui est né avant nous, et qui perdurera après nous. De son cri ardent, il impose le néant. Celui qui nous donne tord avant même que nous soyons. Parce qu’au final, nos considérations de petits hommes ne sont qu’ombre et poussière. Ombre et poussière face à la posture de ce Tout indestructible. De son vocabulaire élusif et pourtant si limpide, il nous dévoile sa paix. Une paix atemporelle, humiliant la courte et insignifiante trajectoire de nos vies.













3h après avoir atteint le sommet du Täschhorn, nous nous retrouvons au sommet du Dom. Après avoir entrepris des courses comme l’Intégrale du Brouillard, l’arête du Diable, ou l’Intégrale de Peuterey, la traversée Täschhorn-Dom nous paraît si courte. Et pourtant, tout est si relatif. Les sorties de demain se nourrissent des rêves d’hier. Les sorties d’hier, sont les inspirations de demain. Et l’alpinisme, l’entreprise d’aujourd’hui.
Si l’engagement en alpinisme est différent de montagne en montagne, de sortie en sortie, il ne reste pas moins l’essence de l’activité alpine. L’engagement, c’est ce que l’alpiniste vient chercher. Avec prudence, humilité, enthousiasme et lucidité, l’alpiniste vient chercher ce qui le met face à ses rêves. Ces douces pensées où s’entrelacent les extrêmes: attirance de vie comme répulsion de mort, excitation de passion comme peur du pas de trop, envie de s’éloigner du quotidien comme volonté de revenir à l’environnement aseptisé et confortable de nos foyers.
Ce n’est pas pour rien que les sorties d’alpinisme ont comme première cotation celle de l’engagement. Sur une traversée techniquement facile comme celle que nous venons d’entreprendre, l’engagement n’en reste pas moins réel. Le triste sort subi sur ce même itinéraire par le prodige Patrick Berhault en est le témoignage. Inspiration d’une génération de grimpeurs et d’alpinistes, Patrick Berhault nous fait part d’un témoignage bien proche de celui de Reinhold Messner. « La montagne n’est ni juste, ni injuste, elle est dangereuse ».





Oui, la montagne est dangereuse. Mais elle est aussi belle. Une beauté née de liberté. Liberté sans règles imposées par l’Homme. Sans barrières ni restrictions. Parce qu’au final, les seules règles qui nous sont imposées là-haut, sont celles que la Nature impose. Elles sont claires, limpides, simples, et acceptées par nous tous. La tricherie, les mauvaises intentions, la fourberie et autres poisons de la société n’existent plus. Là-haut, c’est la pureté et la simplicité des règles de vie et de mort qui font la loi.
Reconnaissant de cette chance de pouvoir s’évader vers la liberté, nos coeurs reviennent remplis de pureté, de joie et de satisfaction. On me demande parfois quelle a été ma plus belle sortie en montagne. A cette question, je réponds: « la prochaine ».
